Déshériter ses enfants : quelques considérations éthiques
Par Thomas Tartakover
En Europe, il est difficile moralement de déshériter ses enfants et ceux-ci ne comprennent pas que cela puisse leur arriver. Aux Etats-Unis, les industriels américains multimilliardaires les plus célèbres ont presque tous déshérités (en grande partie) leurs enfants pour faire don de leur fortune à des fondations philanthropiques, en appliquant un pur libéralisme et considérant que chacun est maître de sa vie. Mais surtout, c’est la culture du travail qui prime aux Etats-Unis, dans l’esprit des self-made-men. Bill Gates a fait sa fortune par son génie, son travail et il ne tolérerait pas de voir ses enfants tomber dans la paresse. Warren Buffet a fait exactement la même chose, de même que Michael Bloomberg, Ted Turner, George Lucas, et Sting, parmi bien d’autres [1]. Non seulement on peut constater que la culture des œuvres fonctionne à merveille de nos jours aux Etats-Unis, mais surtout, que ces hommes d’affaires ne font pas ça pour leur image ; ce n’est pas du marketing car ils veulent véritablement faire de la philanthropie pour aider le monde à s’améliorer. La Fondation Bill et Melinda Gates veut éradiquer le paludisme ; nous sommes passés des œuvres pour avoir une preuve de son salut à une culture des œuvres pour sincèrement faire le bien, et ceci grâce à Bill Gates. Cela existait, certes, avant Bill Gates. Les banquiers privés genevois ont toujours fait des dons (très discrètement) et leur personnel était tenu de respecter une totale discrétion sur ce point, même à l’époque où les banques genevoises étaient critiquées en raison du secret bancaire et du blanchiment d’argent. Si les banques avaient communiqué sur leurs dons, on peut se demander si elles auraient été aussi critiquées. Mais pour elles, il était plus important d’être discrètes sur ce point, ce qui a toujours pu paraître étonnant et contre-productif, surtout au début du XXIe siècle à l’heure de la communication à outrance.
Pour en revenir à Bill Gates et à la philanthropie américaine, j’ai écrit que c’était « grâce à lui » que ce mouvement avait été lancé aux Etats-Unis. Warren Buffett a déclaré : « I want to give my kids just enough so that they would feel that they could do anything, but not so much that they would feel like doing nothing » [2]. Il faut dire que grâce à l’extraordinaire capacité de voyager partout rapidement, ces philanthropes modernes n’hésitent plus à aller voir sur place, dans les pays pauvres, la misère qui règne là-bas. Et c’est une des raisons pour lesquelles ils ne peuvent plus accepter de voir leurs enfants hériter d’immenses fortunes sans travailler. Une autre raison, que j’ai déjà mentionnée plus haut, est que Buffett, Gates et les autres sont des self-made-men qui, par leur talent et leur travail, ont fait fortune. Sting a déshérité ses six enfants en déclarant : « Je veux que mes enfants travaillent et qu’ils gagnent leur argent au mérite. [3]» Elton John a fait exactement la même chose pour ses deux enfants en invoquant aussi la valeur travail [4]. On le voit, c’est une pratique qui vient du monde anglo-saxon, peu acceptée (voire pas du tout) dans notre vieille Europe beaucoup plus traditionnaliste, « à la papa », où règne une mentalité proche de l’assistanat sur ces questions d’héritage. On pourrait dire que les philanthropes anglo-saxons qui déshéritent leurs enfants appliquent à la lettre la sentence de Dieu dans Genèse 3 ; 17-19 : « C’est dans la peine que tu te nourriras tous les jours de ta vie. (…) A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol (…) [5]. »
Mais au juste, de quelle religion se réclame Bill Gates ? Dans une interview accordée au magazine Rolling Stone, il donne la réponse : « The moral systems of religion, I think, are super important. We’ve raised our kids in a religious way; they’ve gone to the Catholic church that Melinda goes to and I participate in. I’ve been very lucky, and therefore I owe it to try and reduce the inequity in the world. And that’s kind of a religious belief. I mean, it’s at least a moral belief. » [6]
Il se réclame donc du catholicisme de son épouse. Peu importe que Michael Bloomberg soit juif ou que Warren Buffett presbytérien mais agnostique[7] car cela démontre que, de nos jours, du capitalisme mondialisé peut émerger une éthique œcuménique.
Enfin, on a vu récemment un milliardaire chinois, Yu Pengnian, donner toute sa fortune à des œuvres caritatives [8] ; il avait connu la pauvreté et ne devait rien à personne. Ce qui tend à démontrer que les ressortissants de pays émergeants commenceront à pratiquer une éthique lorsque leur pays aura atteint un niveau de vie digne économiquement parlant. Mais il faudra attendre encore bien des années avant de voir ce sursaut dans les pays du BRICS prendre une réelle ampleur.
[1] https://www.lemonde.fr/economie/article/2010/12/09/philanthropie-le-mouvement-de-bill-gates-et-warren-buffet-s-amplifie_1451015_3234.html
[2] https://www.youtube.com/watch?v=XkyEfqjbp8U
[3] www.lepoint.fr/people/pour-leur-bien-sting-desherite-ses-enfants-24-06-2014-1839096_2116.php
[4] www.lefigaro.fr/musique/2016/03/03/03006-20160303ARTFIG00301-elton-john-prive-ses-enfants-de-son-heritage.php
[5] Traduction de la TOB
[6] https://www.rollingstone.com/culture/culture-news/bill-gates-the-rolling-stone-interview-111915/5/
[7] https://en.wikipedia.org/wiki/Warren_Buffett#Personal_life
[8] https://www.mirror.co.uk/news/world-news/chinese-billionaire-gives-away-entire-3821519