Erasme et Luther : querelle sur le libre arbitre
Luther, « Du serf arbitre » suivi d’Erasme, « Du libre arbitre. Diatribe ou collation », Editions Gallimard, folio essais, 2001. Présentation, traduction et notes par Georges Lagarrigue
Par Thomas Tartakover
Il y a près de cinq siècles, en septembre 1524, Erasme publiait « Du libre arbitre ». dans un monde plus agité que jamais. Les trois décennies précédentes avaient été riches en bouleversements géopolitiques et intellectuels. La Reconquista de Grenade par le roi Ferdinand d’Aragon et la reine Isabelle de Castille avait vu la défaite du dernier bastion musulman d’Al-Andalous en 1492, année de la découverte par Christophe Colomb de San Salvador et du Nouveau Monde. L’Inquisition espagnole de Torquemada et ses successeurs avaient eu de terribles conséquences : les juifs et les musulmans qui avaient refusé l’apostasie furent chassés de la terre sur laquelle ils avaient vécu pendant des siècles et ils s’étaient exilés vers le Maroc, la Grèce, ou ailleurs ; une véritable purge de l’Espagne, puis du Portugal.
Léonard de Vinci, le plus grand artiste et savant de la Renaissance, protégé de François Ier, disparaissait à Amboise en 1519. Cette année-là, Charles Quint, héritier de nombreuses dynasties européennes (ce qui fait de lui encore aujourd’hui un symbole de pluralisme européen) était élu roi des Romains et il fut sacré empereur du Saint-Empire romain germanique à la mort de Maximilien Ier en 1520. François Ier, le plus grand rival de Charles Quint, était au pouvoir depuis dix ans en France, au moment où Luther publia Du serf arbitre, en 1525. En Angleterre, c’était le non moins célèbre Henri VIII qui régnait et il était marié depuis 1509 avec Catherine d’Aragon, mariage dont l’annulation en 1532 provoquerait le schisme et la création de l’Eglise anglicane. A Constantinople, le 10e sultan Soliman le Magnifique n’avait pas encore commencé sa tentative de conquête européenne : en 1526, il allait dominer une partie de la Hongrie, mettant une très forte pression sur Vienne dont le siège allait intervenir plus tard (1529).
Les deux protagonistes de la querelle ont, au moment de celle-ci, tous deux une influence considérable sans appartenir à la même génération. En 1525, Erasme a déjà 58 ans tandis que Luther seulement 42 ans et si ce dernier n’est célèbre que depuis 1517, Erasme au contraire est une sommité depuis un quart de siècle. Son Eloge de la Folie, publié quinze ans auparavant, obtint un succès considérable qui étonna en premier son auteur[1]. Erasme fut ordonné prêtre en 1492. Les années suivantes, il voyagea énormément et rencontra de nombreuses personnalités, comme par exemple Lefèvre d’Etaples ou Thomas More. En 1515, il devint le conseiller du futur Charles Quint.
Les plus grands chefs d’Etat veulent le recevoir mais c’est Erasme qui choisit (il refusera toujours de rencontrer François Ier). En 1516, alors occupé à présenter l’Epître aux Romains de Paul à l’Université de Wittenberg, Luther lit attentivement la traduction latine d’Erasme du Nouveau Testament et s’aperçoit des divergences d’opinion entre les deux hommes sur le libre arbitre.
Le 31 octobre 1517, Luther afficha ses 95 thèses sur les portes de l’église du château de Wittenberg pour protester contre le trafic des indulgences. Le réformateur écrivit à Erasme en 1519 pour l’inviter à rejoindre la Réforme mais Erasme choisit la neutralité. C’est l’année de la Dispute de Leipzig. En 1520, Luther brûla publiquement la bulle papale qui menaçait de l’excommunier. Convoqué à la Diète de Worms, il dit « Non » à l’empereur et aux hauts dignitaires de l’Eglise d’Allemagne qui lui demandaient de se récuser. Luther fut excommunié en janvier 1521. C’est en 1522 qu’il commença la traduction allemande de la Bible dans le but non seulement d’offrir à la population allemande qui ne lisait pas le latin une version des Ecritures qui lui permettrait de se rendre compte du contenu réel de la Bible, mais encore de lui montrer que l’Eglise catholique la trompait, puisque nulle part dans la Bible ne figure le commerce des indulgences. Il faut se rappeler qu’à cette époque, l’on avait très peur du purgatoire et de l’enfer et qu’il était courant de verser beaucoup d’argent à son église pour se racheter, ce qui encouragea Luther à exiger une réforme de ce trafic des indulgences. Exigence refusée et qui, comme mentionné ci-dessus, aboutit à son excommunication.
En 1523, le pape Adrien VI demanda à Erasme de s’exprimer sur le « salut par les œuvres » et c’est à cette occasion que l’éminent humaniste écrivit Du libre arbitre, paru en septembre 1524. La réponse de Luther paraîtra fin décembre 1525. Erasme ne voulait initialement pas écrire au sujet de Luther et de ses positions sur le libre arbitre[2]. Erasme n’en avait pas besoin ; il était célèbre, Luther n’était encore personne. Mais lorsque Luther devint une personnalité incontournable après son excommunication, Erasme n’hésita pas à écrire à son attention. La réponse de Luther mit plus d’un an à arriver, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de la disproportion entre Du serf arbitre et la Diatribe.
Erasme le rappelle au début de sa préface : Luther ne sort pas ses théories sur le libre arbitre de nulle part mais de la Dispute de Leipzig de juillet 1519, lorsque le réformateur participa au débat entre Jean Eck et Andreas Karlstadt sur cette question[3] ; un débat « plutôt modéré », comme le souligne Erasme toujours dans sa préface, et plus loin il explique pourquoi il se mêle de ce sujet : « Bien qu’on lui ait déjà répondu plus d’une fois, j’essaiera pourtant moi aussi (…) de voir si par suite d’un petit débat (…) la vérité pourra être rendue plus claire. » Notons ici la volonté d’Erasme de lancer « un petit débat » ; une « collation » même, puisque c’est le mot qu’il choisit pour accompagner le terme « Diatribe » dans le titre ; une volonté assumée de rester serein et respectueux ; il ne s’attendait manifestement pas à recevoir une réponse au vitriol. Erasme semblait beaucoup plus humble que Luther et prêt à reconnaître l’ampleur qu’avait prise le réformateur puisqu’il écrit : « Je sais que certains vont aussitôt se boucher les oreilles et s’écrier : C’est le monde renversé ! Erasme ose se mesurer avec Luther, c’est-à-dire la mouche avec l’éléphant ! »[4] Et Erasme d’insister sur le droit qui était le sien de contredire Luther : « Personne ne devrait trouver inconvenant que je sois ouvertement en désaccord avec lui : ce n’est rien d’autre que comme le désaccord d’un homme avec un autre. »[5] Pourquoi Erasme ressent-il à ce point le besoin de justifier son droit de contredire Luther, comme s’il faisait un vrai complexe, alors que c’est lui, Erasme, l’invité des plus grands ? Le monde renversé ? Sent-il que le vent a tourné ? A-t-il le sentiment de voir son étoile s’éteindre ? Pense-t-il que son temps est passé et que, par un sursaut d’orgueil, comme un ultime baroud d’honneur, il doit entrer en contradiction avec ce Luther qui a le vent en poupe ?
Du serf arbitre, le titre de la réponse de Luther, est une nouveauté pour l’époque, en tant que titre d’un ouvrage. Luther s’était exprimé initialement par une assertion sur le libre arbitre en 1518 à Heidelberg et c’est là qu’il avait utilisé le « néologisme » de serf arbitre (« Vous l’appelez libre, mais c’est au contraire le serf arbitre »)[6]. Néologisme ? Pas du tout, puisque c’est Augustin[7] qui innove en demandant si la perfection de l’homme peut être obtenue par le don de Dieu (la grâce) et non par « le libre ou plutôt le serf arbitre ». Le terme « Serf arbitre » est donc une expression augustinienne revivifiée et en aucun cas un néologisme du XVIe siècle. Cependant, l’expression pouvait passer pour un néologisme lorsque Du serf arbitre a paru en décembre 1525, tant l’expression était surprenante et « pouvait servir de slogan »[8].
Luther autant qu’Erasme ont plaidé pour la liberté de l’homme, mais de deux façons différentes. Et même si l’effort de consensus est fait par Erasme et certainement pas par Luther, le but premier du réformateur n’était pas de contredire l’humaniste mais plutôt d’expliquer à tous que la grâce est offerte et qu’il fallait en finir avec ce sentiment de culpabilité qui torturait la pensée des gens de cette époque au point de les rendre esclaves des indulgences par méconnaissance du sens de l’Ecriture.
Si Luther n’avait pas été aussi intransigeant sur le libre arbitre, il se serait discrédité et il ne pouvait tout simplement pas reconnaître qu’Erasme pût avoir en partie raison. En effet, l’un des grands objectifs de la Réforme luthérienne était d’apprendre aux croyants que seul le texte de la Bible compte et qu’il fallait s’affranchir de l’influence du clergé et des penseurs comme Erasme. C’est pourquoi Luther a traduit la Bible en allemand. Je préfère que Luther ait été en défaveur du libre arbitre si cette position a eu pour conséquences futures la libération des populations européennes. Les positions de Luther ne doivent pas, aujourd’hui, être prises au pied de la lettre : elles étaient un moyen pour lui de camper sur ses positions. Il n’aurait pas été cohérent s’il avait nuancé ses théories en se mettant en partie d’accord avec Erasme.
Les grands bouleversements de ce monde sont davantage dus aux positions tranchées d’intellectuels guidés par une « mission » plutôt que par celles de personnalités certes éminentes mais peut-être trop consensuelles. Après tout, l’homme qui a dit « Non » au pape et à l’empereur ne pouvait pas avoir peur de dire « Non » à Erasme.
[1] Selon son traducteur Pierre de Nolhac, éd. Flammarion, 1964, Préface, P. 5
[2] Georges Lagarrigue, présentation, P. 27
[3] P. 463
[4] P. 463
[5] P. 464
[6] Erasme, préface ; G. Lagarrigue, P. 574, note 2
[7] Contre Julien. II. 8. 23
[8] G. Lagarrigue, présentation, P. 8