Repose en paix, Gaston Lagaffe…
En bande dessinée, les reprises sont une tradition et il faut bien avouer que les fans de nos héros de jeunesse sont rarement déçus (Spirou, Blake et Mortimer, par exemple). Aujourd’hui, deux figures légendaires de la bande dessinée survivront à leurs créateurs : les Tuniques Bleues, dont le scénariste historique Raoul Cauvin a quitté ce monde en 2021 après avoir achevé, avec Willy Lambil, le 64e album de la série « Où est Arabesque ? ».
Le 65e tome (« L’Envoyé spécial »), de très bonne facture, paru en octobre 2020 (oui, oui, avant le 64e), a été conçu par Munuera (dessin) et BeKa (scénario). Le 66e, « Irish Melody » (par Willy Lambil et Kris), paraîtra le 30 septembre prochain. Dans le cas des Tuniques Bleues, les créateurs ont donné leur bénédiction à leurs successeurs, il n’y a donc aucune polémique et tout le monde est content, car il fallait bien admettre que Raoul Cauvin tournait en rond avec ses personnages depuis au moins deux décennies.
Comme toujours dans les reprises de personnages, bon goût, talent, respect de l’œuvre valent mieux que nombrilisme et cupidité.
Dans le cas extrême de Tintin, malgré toutes les polémiques dues principalement à la désormais légendaire élégance de M. Nick Rodwell qui n’a jamais compris l’appartenance de l’univers de Tintin à la Belgique tout entière et qui traque les fans jusque dans les tribunaux ou les insulte sur internet, reconnaissons que « grâce » au travail méthodique du Britannique, les dernières volontés d’Hergé sont respectées à la lettre : il existe 24 albums de Tintin, tous créés par le Maître de la bande dessinée, et il n’y en aura jamais un de plus. Et c’est probablement une très bonne résolution : il suffit de constater ce qui arrive depuis quelques années à la sépulture de ce malheureux Gaston Lagaffe pour le comprendre.
Car voilà que, quatre ans après la désastreuse (selon les mots d’Isabelle Franquin) adaptation cinématographique de Gaston, avec Théo Fernandez, un navet absolu qui ne respectait pas l’œuvre de Franquin au grand désespoir d’Isabelle Franquin, les éditions Dupuis veulent publier un nouveau Gaston Lagaffe.
C’est là que le bât blesse : car Franquin voulait que Gaston ne lui survive pas… Le Canadien Delaf a été chargé par Dupuis (propriétaire des droits de Gaston) de réaliser le nouvel album de la série dont la sortie a été annoncée en mars 2022 à Angoulême. Opposée par principe à cette suite, Isabelle Franquin a saisi la justice belge peu après en urgence pour siffler la fin de la récréation.
Certes, Delaf avait déjà publié quelques gags de Gaston dans le Journal de Spirou ; certes, Franquin avait cédé les droits de Gaston à Marsu Productions (société rachetée par Dupuis bien des années après) ; certes, l’avocat de Dupuis affirme que dans le contrat de cession, figure une clause autorisant l’éditeur à confier la série à un autre auteur après la mort de Franquin (clause qui complexifie la problématique) ; de très nombreux auteurs de bande dessinée ont signé une pétition pour soutenir Isabelle Franquin. Publier un nouveau Gaston serait, selon ces auteurs, un sacrilège, et selon John Milton Club aussi.
Mais alors, pourquoi Franquin a-t-il accepté de signer un contrat stipulant que son héros pourrait lui survivre ? Avait-il changé d’avis sans en informer sa famille ? C’est un point capital que les tribunaux devront trancher. Isabelle Franquin demeure convaincue que l’album de Delaf est un plagiat et elle entend bien faire valoir son « droit moral » sur l’œuvre de son père jusqu’au bout. Les arguments de Dupuis, eux, sont limpides : pour que le personnage de Gaston ne tombe pas dans l’oubli, après la disparition des baby-boomers, il faut faire vivre le héros par-delà des générations. C’est un argument qui se tient, mais a-t-on le droit d’avoir envie qu’un personnage emblématique de la BD disparaisse avec son créateur ?
Et la liberté d’expression dans tout cela ? Ce droit moral, que revendique Isabelle Franquin, n’entraîne-t-il pas, dans le cas qui nous intéresse, une forme de censure ? Un écrivain actuel aurait-il le droit de publier la suite des aventures de Ferdinand Bardamu, de Rodion Raskolnikov, ou de Jacques le Fataliste et son Maître ? Un dramaturge oserait-il publier une suite de La Cantatrice chauve ?
J’entends déjà les céliniens hurler au scandale et monter au créneau…
Le théâtre de la Huchette verrait peut-être d’un bon œil une suite de la pièce la plus jouée au monde. Mais on peut se demander si les ayants droit d’Ionesco réagiraient comme Isabelle Franquin… Et si on essayait, pour voir ? L’aventure ne serait-elle pas, en elle-même, surréaliste ?
Si on laissait tout simplement le lecteur juger ? Après tout, les bonnes reprises parviennent à convaincre le public, alors pourquoi un tribunal devrait-il m’interdire de lire une aventure de Gaston Lagaffe ? A cause du droit moral de Mme Franquin ?
Eh bien, oui ! N’en déplaise à tous ceux qui sont persuadés que « le marché a toujours raison », que « le client est roi », la liberté d’expression n’est pas absolue en littérature, ni en bande dessinée. Madame Franquin avait mis son veto à la première version du scénario du film Gaston Lagaffe, car notre héros préféré y maltraitait les animaux. La pauvre Madame Franquin avait probablement dû s’évanouir un découvrant un scénario aussi odieux et aussi éloigné de la pensée de son père.
Alors quitte à passer pour des Grands Prêtres de la religion Gaston Lagaffe, nous disons NON au sacrilège, non au blasphème, non à la maltraitance et encore non à la violation de sépulture. Repose en paix, Gaston Lagaffe.
Jorge Hansen, John Milton Club